Si par hasard: Extraits

Chapitre I

 La voiture roulait le long des serpents de bitume chauffés par le soleil de l’Arizona. De temps en temps, un mirage apparaissait le long de la route et provoquait une exclamation bruyante du père qui conduisait gaiement, reprise avec une moue de curiosité par la mère affairée à lire son guide touristique, tandis que les adolescents, à l’arrière du véhicule, émettaient des borborygmes d’approbation sans lever la tête, désintéressés par principe.
Dans cet enfer du mois d’août, la torpeur saisissait tous les êtres. Hommes et bêtes recherchaient l’ombre rare des buissons. Leur transpiration, évaporée avant même d’atteindre les couches supérieures de l’épiderme, n’empêchait pas les peaux de brûler au soleil. Les précieuses gouttes de salive sécrétées au creux des gueules de tous acabits étaient, sitôt expirées, projetées en une vapeur incapable de soulager la sécheresse des lèvres et le gonflement des langues. Survivre était une épreuve de chaque instant, les regards se voilaient d’un limbe brumeux qui éteignait leur flamme, les membres s’affaissaient dans la position la plus propice à offrir à leurs muscles un repos provisoire, les pas étaient lents, l’air tremblait, poussé par un vent qui desséchait tout sur son passage. En dehors des véhicules qui sillonnaient les routes d’asphalte chauffées à blanc, de quelques touristes avides d’extrême qui randonnaient en suant plus d’eau qu’ils ne pouvaient en porter, le désert appartenait à la multitude silencieuse des insectes, lézards et autres animaux invisibles. Les mammifères avaient rejoint pour la journée les hauteurs plus clémentes des collines, et l’ombre des canyons au creux desquels ils savaient trouver l’humidité cachée. (...)


Chapitre IV
Claire

Je me suis approchée du rebord de la colline, prudemment suivie par d’autres gens qui affluaient depuis le parking, et je suis arrivée la première, ne sachant que penser, ne sachant que dire. Affolée, j’ai regardé autour de moi ; un groupe de jeunes faisaient des signes sur l’autre rive. Entre nous, dans un vacarme presque mécanique de frottements et de succion, une rivière de boue coulait. Couleur café, visqueuse, effrayante, charriant des débris de toutes sortes, rondins de bois, branches d’arbres arrachées, sacs de plastique, elle dévalait la pente légère de la vallée. En regardant vers le sud, je pouvais apercevoir son cours chaotique auréolé d’un nuage de sable diffus qui semblait épouser ses formes. De l’autre côté, en direction du lac, il accélérait son cours pour une raison que j’ignorais. Je me suis mise à marcher sur la crête, d’abord doucement pour ne pas trébucher dans le sable, et parce que j’étais restée en sandales, puis plus rapidement, au rythme des battements de mon cœur, perdant les sandales, perdant la tête et l’esprit à mesure que je comprenais. Des cris retentissaient maintenant derrière mon dos, des hurlements dont je saisissais des bribes sans queue ni tête…

— Oh, my God!
— FLASH FLOOD! FLASH FLOOD!
— Is there anybody inside?
— MY GOD! MY GOD!
— Where’s Peter? Richard, I ASKED WHERE IS PETER?
— This is a huge flash flood!
— We need to do something!
— Anybody called rescue yet? (...)



Chapitre VII
Claire

J’ai ouvert les yeux. Il faisait jour. J’étais couchée sur une natte posée au sol, dans une pièce vide. Je ne me souvenais plus de rien. Une odeur de haricot… Dans un coin, une casserole qui chauffait sur quelques braises… La fumée qui s’échappait par l’ouverture au milieu du toit. Je me suis souvenue. Le hogan. L’Indien. La vague… Qu’est-ce que je faisais là ? Il m’avait ramenée ? J’avais rêvé, tout ça, toute cette histoire n’était qu’un cauchemar… J’allais fermer les yeux, calmement, attendre une minute ou deux, et Max, ou Maman, allait entrer dans la pièce. Et moi, j’allais comprendre qu’on était chez l’habitant, en territoire navajo, comme voulait le faire Papa, et que j’avais fait un gros cauchemar cette nuit-là. Maman viendrait faire un câlin à sa grande fille, Max se ficherait de moi, et tout serait fini. J’ai laissé mon esprit jouer quelques secondes avec cette idée, et puis je me suis souvenue que Maman avait trouvé que c’était une mauvaise idée, cette histoire de dormir chez l’habitant, et qu’on y avait renoncé… La réalité est revenue m’habiter petit à petit. J’ai enfilé mon costume de plomb et je me suis levée.(...)


Chapitre XII

(...) Il fallait arpenter les milliers de mètres carrés de tapis, marcher le long de ces allées de machines à sous qui n’avaient gardé de « bandit manchot » que le nom, ayant troqué depuis longtemps leur bras mécanique pour des écrans tactiles, et le bruit métallique des pièces pour une insipide mélodie numérique ; enfin, comble de la dématérialisation, les gains n’étaient pas rendus en espèces sonnantes et trébuchantes, mais sous forme de tickets que les joueurs pouvaient échanger, ou parier à leur guise sur des machines voisines. Certains misaient un dollar, religieusement, pour pouvoir dire qu’ils l’avaient fait, et se photographiaient avec gaieté devant l’automate qui avait accueilli leur débauche d’un instant. D’autres, soumis à leur addiction, mais n’ayant pas les moyens de l’assumer, allaient jouer sur les machines à un cent, qui permettaient de parier des heures durant sans se ruiner. Un dollar, cent paris, soit, en patientant une dizaine de secondes à chaque fois, en sirotant les boissons alcoolisées que des hôtesses ravissantes distribuaient gratuitement, le moyen de tenir près d’un quart d’heure. Un vice à quatre dollars de l’heure qui leur permettait d’entretenir l’illusion. Jamais ils ne gagnaient, bien sûr. Gagner était l’apanage des veinards d’un jour. Trois ou quatre fois l’an, un inconnu repartait avec une fortune, et devenait la vitrine vivante du rêve de Las Vegas, une publicité bon marché, qui permettait au casino d’encaisser les centaines de millions que les autres, poursuivant durement ce fantasme inaccessible, leur donnaient, sourire aux lèvres. Chaque catégorie sociale pouvait trouver son bonheur dans l’univers des bandits manchots. Des machines à un cent, un dollar, cinq dollars, dix, vingt-cinq, cent dollars… Dans ce pays sans limites, la richesse et la dépense n’en avaient pas non plus. Dans une salle VIP, le long des arcades, on trouvait parfois, dans une atmosphère veloutée, des automates pour millionnaires, où la mise de cinq cents à cinq mille dollars n’en effrayait pas certains. Cinq mille dollars toutes les dix secondes. Clic… Clic… Clic… L’odeur de l’argent était partout. En périphérie, on pouvait trouver les tables des jeux les plus nobles. Ceux qui jouaient là n’étaient pas moins esclaves que les autres, et leur tenue vestimentaire plus soignée cachait souvent mal une passion dévorante, qui pouvait les voir perdre toute rationalité. Ici, sur une table de black-jack à vingt-cinq dollars, deux touristes européens perdaient avec application sous l’œil furieux de leurs épouses ; là, un vieux chauffeur de taxi noir qui misait obstinément sur le 15 de la roulette, sur une table à cinquante dollars, regardait du coin de l’œil le croupier indifférent sacrifier le prix de plusieurs courses en laissant tomber la bille sur d’autres numéros. On jouait au baccarat, au craps, pour des mises qui divisaient la population plus efficacement que ne l’auraient fait des contrôleurs d’impôts, entre ceux qui pouvaient payer dix, cent ou mille dollars pour tenter leur chance. Il régnait sur ces tables un silence feutré, et à intervalles réguliers, à un bout ou à un autre de la salle, montait une clameur autour d’un tapis vert. Un heureux gagnant devenait le sujet de l’admiration générale, on se pressait autour de lui, on le congratulait, on l’enviait, il riait, remerciait, et le pouvoir cathartique de ces épisodes délivrait tout un chacun de la tension accumulée par ses pertes successives, et faisait renaître la confiance et relancer les mises. Jamais la lumière naturelle ne pénétrait dans les halls ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre, afin que les joueurs ne devinassent point le temps qu’ils y passaient. De jour comme de nuit, l’éclairage artificiel et le bruit entretenaient une atmosphère de fête continuelle. Il fallait être ruiné pour cesser de jouer, et des distributeurs de toutes les banques du monde délivraient en silence de l’argent liquide à ceux qui en possédaient assez, afin qu’ils pussent continuer à dépenser sans compter. C’étaient sans conteste les salles de poker qui attiraient les plus professionnels parmi ces visiteurs, parce qu’ils savaient bien que contre un casino, on ne gagne jamais sur le long terme, alors qu’opposés les uns aux autres, dans cette foire d’empoigne psychologique qu’était une table de poker, ils pouvaient bluffer, mentir, compter sur les erreurs ou les faiblesses de leurs confrères pour biaiser le hasard et remporter la mise. La tension était palpable autour de ces étals, et quand l’enjeu était d’importance, que des joueurs célèbres s’affrontaient, ou qu’un tournoi était en cours, la foule accourait pour vivre à distance ces affres et ces plaisirs qui leur étaient interdits. Parmi la population qui circulait dans les couloirs de ces palaces, certains, rares, voyaient le vice partout, et pour une partie d’entre eux, venaient apprendre à le reconnaître, d’autres se passionnaient pour les fortunes faites et défaites, trouvant dans ces destinées bouleversées matière à une certaine élévation des esprits et des sens, tentant de s’identifier, le temps d’un rêve un peu fou, à ces héros d’un jour. D’autres encore se grisaient de cette foule cosmopolite venue parier dans la fièvre des néons, de son excitation, du mouvement perpétuel qu’elle engendrait ; d’autres enfin les visitaient comme un musée, un zoo, avec une curiosité d’enfant, mais sans jamais passer de l’autre côté de la cage. Aucun ne restait indifférent à cette autre Amérique, à ce visage masqué du pays, et tous en repartaient avec une opinion faite.(...)



Chapitre XXII

(...) Le printemps arriva, et avec lui, les premières fleurs de cerisiers. Toshiro, en très grande forme suite à la réussite de juteuses spéculations, l’emmena au parc de Yoyogi pour l’occasion. Sur le chemin, il lui raconta que son capital était engagé pour une position sur le dollar australien contre le yen. Grâce à ses gains depuis près d’un an, il avait accumulé jusqu’à la semaine précédente une cagnotte de près de cinq millions de yens, l’équivalent de quarante mille euros, lesquels lui avaient permis de jouer sur cent fois ce montant, cinq cents millions de yens, sauf que cette fois, sûr de son coup, il gardait la position, jour après jour, nuit après nuit, ayant, comme il le lui dit avec fièvre, repéré une tendance forte. Depuis trois jours qu’il agissait ainsi, il dormait moins bien, mais l’appréciation de la monnaie australienne de plusieurs points avait transformé ses cinq millions en dix, puis quinze… Cent vingt mille euros, traduisit-il pour Claire. « Tu te rends compte ! » Comme il encaissait ses gains chaque jour, le magot augmentait, il pouvait investir plus, et en était à plus d’un demi-milliard de yens placés sur le dollar australien. « Ça n’a pas de limite ! La différence de taux d’intérêt joue en ma faveur, chaque minute qui passe… » Quand ils arrivèrent au jardin, elle fut surprise d’y trouver des milliers de personnes en goguette et se trouva désemparée à la vision de ce peuple capable de se déplacer en masse pour aller observer des fleurs. Toshiro, qui avait apporté une bouteille de saké, avait des élans lyriques, et à genoux sur le drap qu’ils avaient étendu sous les ramages d’un arbre, commença à déclamer des haïkus . Claire, qui ne voulait pas être en reste, lui proposa une joute d’improvisation, puis un cadavre exquis. Ils s’embrassèrent sous une pluie de pétales, soutenus par les applaudissements d’un groupe de filles en tenues d’hôtesses, visiblement ivres et un brin jalouses, qui les dévoraient du regard. Après ces manifestations romantiques qui exaltèrent leurs sens, ils rentrèrent et firent l’amour. Claire ne put trouver le sommeil. Au beau milieu de la nuit, elle se leva, se rendit dans la pièce de travail devant les ordinateurs de Toshiro. Elle voulait voir la danse des chiffres, les graphiques qui bougeaient tout seuls, les nouvelles qui tombaient sur le prompteur. Cette foison d’informations, de vie, d’achats et de ventes, lui donnait le vertige. Elle avait pris goût à voir le hasard agir ainsi, séduire des millions de gens simultanément, régir le monde en cachant sa puissance. La fièvre que provoquait son apparente maîtrise n’était-elle pas le signe avant-coureur d’un coup de grâce ? Quand on partait en promenade dans un canyon sans regarder la météo, quand on se livrait les yeux fermés au premier inconnu venu, quand on jouait des sommes de plus en plus grosses au casino ou à la bourse, le cercle vicieux était enclenché. Au casino, il n’y avait que les joueurs occasionnels qui gagnaient des millions, et Claire avait été sauvée par un coup du sort. Elle sentait confusément qu’une catastrophe se préparait pour Toshiro, et plutôt que faire face à son incompréhension en le réveillant, s’était décidée à aller fermer sa position considérable. Elle avait vu comment marchait le système. L’ordinateur, allumé vingt-quatre heures sur vingt-quatre, était simplement en veille, et le compte apparut.


Solde : 14 854 223 yens… Position en engagement : long 7 500 000 dollars australiens contre 581 400 000 yens… Cours moyen d’achat : 77,52… Cours de la veille : 78,09… Cours de liquidation automatique : 75,54… Cours actuel : 75,63/75,68… Dépêche : La banque centrale d’Australie décide de réduire son taux directeur de 100 points de base. La devise est en baisse de près de 3 % contre le yen et le dollar.(...)



Chapitre XXIX
Claire

Au début, j’ai cru que c’était une nouvelle crise. Comme à Las Vegas ou San Francisco… Mon incapacité à me fixer… Mon serment, ma soumission au hasard… Cette crise avait pris le visage de Jeanne. Pour me rappeler que je n’avais pas le droit au bonheur. Pas le droit de m’installer…

Et puis, j’ai réfléchi. Comme je n’avais aucune envie de dormir, je me suis levée pour faire le ménage. À 2 heures du matin, c’est un peu incongru… Mais ça m’a fait du bien. Maman disait toujours, rien de tel qu’une bonne heure de ménage quand on est déprimée.

Je me suis un peu activée pour effectuer quelques rangements dans mon appartement, et suis tombée sur le sac à dos qui m’avait servi aux États-Unis, dans le fond d’un placard.

Une brusque émotion m’a envahie et j’ai cessé de fredonner l’air de la nouvelle chanson que je venais de composer pour mettre en musique un poème qu’Akiko avait écrit sur la danse. Comme les flèches d’un arc, les souvenirs épars de ce voyage m’ont assaillie, alors que j’ouvrais mécaniquement les poches de côté du bagage. Tout à coup, je suis tombée en arrêt. Un paquet d’herbes séchées a crissé sous mes doigts, tandis que je fouillais à l’aveugle la poche entrouverte. Tout m’est revenu… Sani. La montagne. Chico. Le chalet… Les corps tremblants sur le sol. La formule qui m’avait sauvée, aidée si souvent. La formule… Depuis combien de temps ne l’avais-je pas prononcée ? (...)

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